Spécialement réalisée dans le cadre de la résidence aux RAVI, Patterns of perfection se conçoit comme une exploration visuelle du tissu urbain. Il y est question du faire, du voir, et de la manière dont l’urbanité affecte les pratiques artistiques contemporaines. Comment, en effet, la ville influence-t-elle la façon d'être et la psychologie des artistes ? « Cette question m'est venue à l'esprit après mon déménagement d'un village lituanien isolé à Gand, en Belgique, il y a trois ans, où j'ai commencé à développer des films explorant les atmosphères urbaines et les périphéries des villes ». Au départ des récits et des expériences des artistes résidents, Paulius Sliaupa a tenté d’éprouver la manière dont l’historicité des lieux – et de l’architecture industrielle en particulier – influence les processus créatifs. S’imprégnant de la mémoire de lieux désaffectés, l’artiste se mue en une sorte de cadreur-arpenteur. Dans un premier temps, le mécanisme de l’expédition l’emporte. « L’objectif était d’explorer la partie industrielle de Liège et sa périphérie en documentant les éléments et les combinaisons de détails qui structurent le paysage », confie l’artiste. Au gré de ses pérégrinations urbaines, il s’est agi de capter les fragments du réel, les rencontres fortuites, et de les transmuer en des « paysages filmés ».

 

Nous ne construisons pas de ruines, disait Aloïs Riegl, sauf pour les imiter[1]. En se faisant en quelque sorte « archéologue aérien » de la ruine moderne, Paulius Sliaupa prélève les moindres détails architecturaux où affleurent les traces des mémoires individuelles et collectives. Le lent déplacement de la focale optique de la caméra apparaît alors comme le moyen d’abstraire chacun des éléments d’architecture, d’en révéler les strates où s’imprime et se condense l'action tellurique de l’industrialisation. Les lignes abstraites qui composent l’architecture s’apparentent alors, selon l’artiste, à des « modèles de perfection » (Patterns of perfection), qui a donné son titre à cette création. « J'ai le sentiment que ces fragments, une fois capturés, peuvent être utilisés pour construire des atmosphères qui éveillent les sens du regardeur », poursuit-il. Le paysage, c’est l’urbanité éprouvée. De ce simple geste, la ville se trouve refigurée, figée. Mais au-delà de l’apparente beauté formelle qui émane de ces images, il est aussi question de mémoire, des mémoires, d’héritage. Les séquences filmées, mises bout-à-bout, agissent comme une cartographie du bâti et cristallisent en elles des années d’activités humaines. De la sorte, Paulius Sliaupa propose une sorte d’introspection de la ruine moderne tout en la soustrayant de ses composantes premières : il n’est plus tant question de signifier le réel, de le documenter, mais plutôt de l’esthétiser, de l’abstraire, de le sublimer. D’images en images se dessine un paysage composé de formes, de courbes et d’angles ; autant de séquences qui portent en elles les marques du temps. Et nous invitent à le prendre. Naissent alors des paysages « anthropofuges »[2], où aucune présence humaine n’est visible. Seule la trace de l’activité de l’Homme subsiste.

 

Aussi est-il question d’élargir la notion d’espace urbain à un ailleurs non identifiable, excédant tout critère de représentation géographique. S’opère alors une translation entre ce qui est vu, et pour d’aucun identifiable – on reconnait les sites industriels de Liège et Charleroi – et ce qui est vécu ; ces vues agissant comme un puissant outil de fiction aux allures futuristes qui désorientent le regardeur. Faisant la part belle aux « hors-lieux », aux « hors-temps », le tissu urbain y est malléable à l’envi. Patterns of perfection apparaît dès lors comme la résultante d’un relevé filmique méthodiquement agencé de l’espace arpenté. La forme de la ville moderne est envisagée comme un étant donné à investir, éphémère ; un lieu transitoire qui, comme le disait Charles Baudelaire, « change plus vite, hélas !, que le cœur d'un mortel ».

 

Camille Hoffsummer



[1] RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments, Paris, Seuil, 1903.

[2] Terme emprunté à Thomas Schlesser. SCHLESSER Thomas, L’Univers sans l’Homme, Paris, Éditions Hazan, 2016, p. 7.


Dust is carried by the wind and pushed over the dirty floor. A hovering sound at a rhythm of breathing. It looks like it snows but you know its not. Snow doesnt get blown away like this. Then the camera turns to a space where white flakes flow upwards inside an old factory. Where does this wind come from?

 

Paulius Sliaupas films are all about the experience. Through his camera, he gazes through the world and looks for abstract images. Sometimes his shots seem otherworldly yet recognizable. He creates atmospheres where the viewer gets lost into. With ambient sounds (human sounds of people), Sliaupa creates a sensual narrative where the viewer can experience our surroundings again but differently, slowly, and more attentively. The shots have no human feeling, it is clear they have been taken by a machine. They move fluently, almost too perfectly. This gliding over the surface of the earth generates this subtle but eerie, almost creepy feeling. The feeling of hovering, this typical feeling of the drone, is something that Sliaupa uses to create a distance between the viewer and the world. In this distance I can feel the disconnection between technology and nature, the separation of mankind from its origin. The machine is filming from a high perspective, from a point of view no human can experience.

 

Funny enough, with this machine you can also reconnect to the world again. Technology portrays the world and makes it afresh. With sounds, captivating images, and touching subjects like snow, deserts, or human presence, Sliaupa wants us to reconnect with the world. He uses his drone to get new perspectives and the screen to act as a window. The film provides the opportunity to see elsewhere and to bring another place close to you: a chimney from above, an icy landscape, or the desert while you sit on your couch. It generates an illusion, a digital illusion in which the world is portrayed.

 

For me, the core of Pauliuspractice is his machines: the camera, the drone, and a laptop. As an artist, he uses these instruments to look at the world. Through his lens, his drone, a screen technology stands in between the eye and the surroundings how technology intercepts the human experience and provides another type of encounter, a digital one. This relation is also played out on a social level where he investigates the position of the camera in our social constructs. As in Toshka, a newly constructed city for workers in Egypt. It is forbidden for foreigners to enter, let alone cameras. So Sliaupa shoots the surroundings and how the heat interacts with the image, leaving a liquid image. The conditions of the situation define the context and Paulius let it design the image. It’s the heat and the absence of the desert that is shown, that lays like a curtain over the subject. Only the title makes clear what cannot be shown.

 

When Paulius films with his drone, he stands elsewhere. His drone explores the surroundings and flies over forests, factories, and rivers. He stands on the sideline, watching his machine disappear into the sky. Already in the creation process, the distance between the person and his surroundings is present. Not only does Sliaupa look through his lens, but his lens is also out of his own sight. When he stands in a forest, the drone hovers over a chimney, looking at a black tube that almost resembles an eye. The drone generates its own context like the dust that flows over the floor. Its pushed by the wind that the drone produces. The footage is marked by the footprints of the machine. In his sensual narratives, human senses are stimulated by devices. Suppose its the screen, the projector, the audio speaker, the camera, or the drone. They sedate and revive the experience. They make films.

  

 

 

Thomas Willemen


Ce qui est abandonné l'est-il vraiment ? Ce qui passe, ceux et celles qui passent, ce qui se passe, tout cela disparaît-il dans le néant ? Paulius Sliaupa nous convie dans cette question, par un murmure d'images et de sons qui se mêlent, se fondent les unes dans les autres. Les deux se cherchent, se trouvent, se perdent, se retrouvent, mais la texture précise de Paulius nous guide et nous permet d'accepter de nous perdre, de nous enfoncer dans ce monde, qui nous semble si lointain et pourtant si familier, et de nous dissoudre dedans.

Sons et images embrassent tout à la fois leur état de superposition et d'union, créant parfois un sentiment étrange mais aussi une impression d'harmonie infinie. Le mouvement et la composition des deux font du film une plongée dans un seul et même tableau prenant vie et dont nous inspecterions les moindres recoins.

Nous transportant dans divers lieux délaissés par la civilisation, le film invite la mémoire et le passé, comme des fantômes qui nous hanteraient non pour nous engloutir avec eux, mais plutôt pour nous subjuguer l'espace d'un instant et nous ôter à notre civilisation tout en l'évoquant au travers de ses restes, de ses traces, de ses passages, et nous inspirant par la même occasion une sorte de respect profond dépassant notre propre humanité.

Il n'est pas rare que parmi les voix surgissant du passé, ce compris les sons n'exprimant pas forcément des mots, ce soient les murs qui nous parlent, ou encore les oiseaux solitaires, les fantômes et finalement, n'importe quelle matière présente.

C'est pour ainsi dire une prière, un appel à chercher de l'âme en toutes choses, aussi bien dans l'animé que dans l'apparemment inanimé. Nous glissons doucement au fil des scènes, et là où se dressent d'anciens bâtiments industriels, là où reposent divers objets, éléments ou déchets, tandis que nous les côtoyons, tandis que nous les frôlons délicatement, il est soudain possible de croire que nous sommes en train d'entrer dans un corps vivant, il est possible de percevoir de la chair là où tout n'est a priori que briques ou matériaux de construction. Mais encore, il est possible lors de notre visite dans ces lieux désaffectés de nous sentir soudain flotter dans une galaxie, pour peut-être voyager vers une autre. Ce que Paulius convoque dans son travail semble alors faire se rejoindre le microcosme et le macrocosme.

D'écho en écho, les notions d'absence et de présence, elles aussi, semblent se mêler et ce, au travers des divers éléments que nous rencontrons, mais aussi au travers du procédé filmique lui-même, notamment par la présence devinée du drone qui devient par moment lui-même une sorte d'âme flottante, dont nous suivons le trajet.

 

 

Aliénor Haché


Pas de titre dans le champ, pas de générique, pas d’indices de lieu. Le temps suit le premier confinement, dès lors 2020, puisque la voix-off évoque le couvre-feu et une exposition démontée sans avoir vu de public. La progression visuelle fait passer du jour à la nuit. Très peu d’éléments ne se réfèrent à quelque chose de connu, de fiable. La voix ne s’adresse pas à nous mais à un autre qui ne répond pas, ou du moins dont la réponse reste tue. Les “échanges” sont de l’ordre de l’intimité banale d’une relation de couple, sans rien atteindre de dramatique. Un léger bruit de fond indique un environnement vivant, comme si la personne s’était extraite d’un monde pour s’adresser à cet autre, ailleurs. Le grand écart avec l’image est immense, incompréhensible. Le lien s'opère par la parole : une évocation d’un tournage suggère que  le plan est ce que l’autre aurait filmé. Mais rien de sûr, encore une fois, une supposition. Nous sommes très seuls face à cet objet vidéo. La diction s'apparente aux vidéos d’asmr ‒ Autonomous Sensory Meridian Response “réponse autonome sensorielle culminante” ‒ dont on dispose sur Internet pour se détendre et éprouver des sensations de bien-être jusqu’au frisson. Le plaisir est simple à s’enfoncer dans cette contemplation-audition mais une latence se perçoit, au-delà du visible, de l'audible et c’est ce creux  qui attire. Le titre de la vidéo donne une piste : son “entre nous” signifie un espace entre deux dont au moins un des deux est humain, et ce “nous” s'il désigne un couple possible peut aussi nous englober même si le doute subsiste sur une telle invitation. D'autant que le champ se rapproche petit à petit de son sujet, aggravant cette distance, ce grand écart, jusqu'à ce qu'un zoom perde l'image, qui se distord, devient abstraite. Mystérieuse mais agréable puisqu'en elle, rien de perdu ni de vain. Chaque composant a son importance et sa vie propre, ils ne réclament pas d'être re-connus, ils “sont” tout simplement.

 


Samuel Bester